Le personnage de roman du XVII° siècle à nos jours

La Princesse de Clèves
Madame de La Fayette, 1678 (éd. Pocket, Classiques)

I. Introduction
     La Princesse de Clèves est un roman publié en 1678, d’abord anonymement, puis ensuite attribué à Madame de La Fayette (1634-1693). Cette œuvre est considérée comme le chef d’œuvre du roman classique, et un modèle du roman d’analyse. Le roman d’analyse explore les sentiments des personnages souvent partagés entre l’amour et la vertu, le désir et le renoncement. On décrit leurs actions face à une passion soudaine qui les déborde, qu’ils sont incapables de contrôler voire de comprendre. La narration vient au second plan, la description détaillée de la psychologie des personnages étant privilégiée. Le récit sert l’analyse, l’histoire se déroule de telle sorte qu’elle apporte aux personnages de nouvelles situations qui portent à réfléchir sur soi et sur les actions des autres.

II. Présentation de Mlle de Clèves
Extrait 1 p.27-28 : « Il parut alors une beauté à la cour […] pleins de grâce et de charmes. »
     L’entrée en scène du personnage éponyme (=qui donne son nom au titre du roman) est remarquable. Elle n’a rien de spectaculaire dans l’action, et pourtant sa beauté est telle que, dans un milieu où le beau est habituel, commun, on l’admire. On nous présente un personnage aux caractéristiques physiques uniques, supérieures puisque remarquées par l’élite. Il nous est dépeint un portrait peu détaillé, presque cliché, d’une jeune fille de 16 ans à la peau blanche, aux cheveux blonds, aux traits réguliers, avec un visage et une personne « pleins de grâce et de charmes ».
     La princesse excelle physiquement, mais aussi moralement. Sa mère, Mme de Chartres, s’est concentrée sur son éducation et a fait de la vertu une valeur prédominante. Il est ici question de préparer sa fille, déjà depuis un moment en âge d’être mariée. Ne trouvant personne digne de sa fille, elle décide de l’introduire dans le monde de la cour. À l’opposé de la plupart des mères, elle lui a conté ce qu’est l’amour, ce qu’il a d’agréable, ceci dans le but de mieux montrer la dangerosité de certains aspects dont notamment les hommes. L’enseignement semble s’être concentré sur la culture, la bienséance, la vertu, afin d’en faire un modèle irréprochable. Elle loue la vertu et la définit comme quelque chose qui élève une personne qui de naissance est déjà de haut rang. On pourrait dès lors parler de surélévation. C’est cette vertu qui, selon elle, assure le bonheur du couple.

Définition de la vertu : la vertu se définit comme « un comportement permanent, une force avec laquelle l'individu se porte volontairement vers le bien, vers son devoir, se conforme à un idéal moral, religieux, en dépit des obstacles qu'il rencontre. » http://www.cnrtl.fr/definition/vertu

III. Le coup de foudre
Extrait 2a p.28-29 : « Comme elle y était, le prince de Clèves y arriva. […] du moins, qu’elle en fût touchée. »
Extrait 2b p.40-41 : « M. de Nemours fut tellement surpris […] et s’ils ne s’en doutaient point. »

     Que ce soit en rencontrant M. de Clèves ou M. de Nemours, tous deux sont marqués par l’aspect physique. La beauté de la princesse est au centre des attentions, les yeux sont l’élément déclencheur du plaisir. C’est un plaisir visuel, on assiste à un « coup de foudre » qui n’est pas réciproque. Les deux hommes ont avant tout une fascination pour la beauté exceptionnelle de la princesse, si exceptionnelle qu’elle va occuper toutes leurs pensées. On remarquera que la passion est déclenchée par la vue, et que les personnages ne semblent pas s’intéresser en premier lieu aux qualités morales de la jeune fille. Une des raisons imaginables est que ce sont tous des gens de la cour, et que par définition ils correspondent à un standard, à un niveau d’éducation élevé. Il y aurait une présomption morale préétablie, un prérequis naturellement présent qui les placerait tous sur un pied d’égalité, et qu’il leur permettrait d’aller à l’essentiel.
     L’amour comme passion est donc d’abord physique. Les personnages jugent sur l’apparence, ils apprécient, se délectent, fantasment. M. de Clèves et M. de Nemours ont donc ce point commun d’aimer d’abord par la vue. On pourrait interpréter ces 2 situations comme l’analyse de la rencontre et des relations en général. Comment nous aimons-nous ? Peut-on aimer sans prendre en compte l’apparence ? Comment aimer l’être avant d’aimer le paraître ? Ici, on aime le paraître avant d’aimer l’être. Conséquence logique de la rencontre de l’inconnu qui n’est pas jugée mais logique et pleinement acceptée par cette société.

IV. Les sentiments en opposition à la vertu
Extrait 3 p.53 : « L’on ne peut exprimer la douleur […] qu’elle ne lui avait point encore dit. »
     Bien que sa mère ait fait son éducation et lui ait parlé de l’amour, elle n’a pas pu le lui enseigner correctement. Car c’est quelque chose qui ne s’enseigne pas, mais qui se découvre, se pratique. La théorie trouve vite ses limites dans les choses qui dépassent le cadre du conscient pur. On ne contrôle pas ou peu les sentiments, ce sont eux qui nous contrôlent, et c’est d’autant plus vrai lorsque la passion nous frappe. L’extrait 3 nous montre la découverte de l’amour pour la princesse.
     On nous fait part d’un amour honteux, qui ne devrait pas exister, qui s’oppose totalement à ce que veut Mme de Clèves : être une bonne femme et convenir à son mari. Elle aimerait avoir ces sentiments pour son mari, mais ce sont des sentiments par essence incontrôlables. L’amour s’oppose à la raison et à la vertu, il est un obstacle au bon sens et la princesse ne voit d’autre solution que d’en parler à sa mère, la seule à pouvoir l’aider, la conseiller. Au lieu d’être agréable, l’amour est une souffrance.

V. Les sentiments au-delà de tout contrôle
Extrait 4 p.85-89 : « Mme de Clèves s’était bien doutée […] qu’elle avait pour ce prince. »
     Les sentiments de la princesse lui échappent, elle n’est pas capable de se contrôler et laisse paraître malgré elle ce qu’elle ressent en présence de M. de Nemours. C’est ainsi que ce dernier ainsi que le chevalier de Guise s’en sont rendus compte et le lui ont fait savoir. L’incapacité à gérer le paraître l’affecte d’autant plus qu’elle s’interdit d’avoir des sentiments pour un autre, et parce que même des personnes non concernées (le chevalier de Guise) ont pu la percer à jour, ce qui est pire. Cette absence de contrôle de soi est aussi marquée par la remise de la lettre, élément qui ne fait que la perturber un peu plus. Ne pouvant supporter son mal-être, elle rentre chez elle à une heure qui ne correspond pas à ses habitudes : elle met une fois de plus en péril sa situation par une attitude anormale.
     La lettre, par la supposition de son contenu, la fait littéralement souffrir : « mains tremblantes », « ses pensées étaient si confuses », « sorte de douleur insupportable ». La passion pour M. de Nemours est une fois de plus un parasite à son bien-être, à sa vertu, à sa conscience. Ce qu’elle a appris et ce qu’elle est – un modèle de vertu – s’efface derrière une passion primitive qui la met en souffrance, la réduit à un statut de chose faible et esclave.
     La lecture de la lettre est une nouvelle révélation pour elle-même. Elle découvre la jalousie, sentiment puissant qui va de pair avec la passion mais dont les motivations et résultats sont bien souvent opposés et peuvent se révéler nocifs. La déception, l’affliction la submergent. Ses sentiments sont malmenés entre une passion trahie et des regrets de n’avoir pas suivi les conseils de sa mère et les siens. C’est un véritable bouleversement, une vague de regrets, elle se repent. On entre finalement dans un moment de lucidité relatif, guidé par la déception, la tromperie, la trahison. Ses pensées sont fortes, extrêmes même, comme si elle avait considéré leur relation comme établie, leur lien comme normal. On assiste à un retour à la normalité, le narrateur nous fait part des pensées de la princesse qui va pouvoir effacer de son esprit M. de Nemours et être guérie de sa passion. Le terme de la guérison nous montre bien que la passion violente est perçue comme une maladie, comme quelque chose d’anormal, dont il faut se débarrasser.

VI. La vertu et le respect au-delà de la passion
Extrait 5 p.108-111 : « Elle avait ignoré jusqu’alors les inquiétudes […] et aimez-moi encore, si vous pouvez. »
     Soulagée de savoir que la lettre n’était pas de M. de Nemours, ce dur moment de doutes lui permet finalement de se poser les bonnes questions par rapport à cet homme : que doit-elle faire face à une telle situation ? Est-il possible de faire confiance à un tel homme ? Veut-elle se mettre avec lui, sachant que rien ne peut bien se terminer ?
     Elle a conscience de cette attirance qui ne dépend pas d’elle, et c’est là son grand malheur. Elle décide avec raison de s’éloigner de cet homme et de partir à la campagne, à Coulommiers. Mais l’interrogatoire de son mari M. de Clèves la conduit à avouer son attirance pour un autre, attirance qu’elle rejette et souhaite arrêter. La confession se fait dans la douleur, les larmes, c’est une situation pathétique mais honnête. C’est une situation unique qui met en avant une fois de plus le caractère exceptionnel de la princesse, car aucune femme ne confesse à son mari l’inclination pour un autre. L’honnêteté de ses propos la hisse au-dessus des autres, et son déchirement est d’autant plus poignant qu’elle a enfin conscience de ce qu’elle doit faire. La personne la plus capable de la sauver (sa mère), n’est plus là, il ne lui reste plus qu’à s’isoler de cette passion qui la torture. Elle assume complètement son rôle de femme pour son mari, et sa vertu la pousse à lui faire honneur, le respecter.

VII. Un destin impossible malgré l’acceptation des sentiments
Extrait 6 p.159-166 : « L’on ne peut exprimer ce que sentirent […] j’y consens, et je vous en prie. »
     Ce n’est que vers la fin du roman, peu après la mort de M. de Clèves, qu’il y a un dialogue honnête entre la princesse et M. de Nemours. C’est la première et seule fois dans le récit que les deux personnages partagent leurs sentiments de manière franche, s’avouant ouvertement qu’ils s’aiment. Alors que ça devrait annoncer un dénouement heureux puisque la princesse n’a plus aucune obligation envers son défunt mari, c’est tout le contraire qui se produit.
Mme de Clèves accuse directement Nemours d’être responsable de sa mort par sa « conduite inconsidérée », « comme si vous la lui aviez ôtée [la vie] de vos propres mains. ». Sa vertu inattaquable et la promesse faite à son mari, sont un indestructible rempart, un devoir. Ce dialogue ne sert qu’à créer une sorte de libération, le personnage peut enfin dire ce qu’il pense sans contrainte puisque son avenir est décidé.
     Il est reproché à la princesse de se créer sa propre prison, de se priver du bonheur que tous deux pourraient partager : « Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstacle si invincible ? », ce à quoi M. de Nemours répond : « Il n’y a point d’obstacle. Vous seule vous opposez à mon bonheur ». Alors qu’on pourrait effectivement voir ceci comme une barrière psychologique qui n’a finalement rien de tangible, la détermination de Mme de Clèves permet de rendre l’honneur réel, palpable, comme si il devenait une propriété génétique inhérente à sa personne. Ce n’est plus une notion mais un élément physique qu’elle nous montre à nous, lecteurs, mais que son amant ne peut comprendre ni saisir. Parce que cette caractéristique fait partie intégrante de sa personne, elle est vouée à refuser cet amour, c’est donc sa destinée que de demeurer séparée de l’homme qu’elle aime.

VIII. La cruauté du destin, entre ironie et tragédie
     La souffrance de la princesse se manifeste très tôt dans l’œuvre, dès la première partie (extrait 3). D’abord inconnu, ce sentiment prend très vite un nom : la passion, l’amour. Le roman nous montre comme il est difficile, si ce n’est impossible, de résister à l’amour, et que toute résistance ne fait qu’engendrer des souffrances. Les personnages doivent lutter contre eux-mêmes mais aussi contre la société à laquelle ils appartiennent. Il leur faut rester discret, ne rien laisser paraître : ils doivent déguiser ce qu’ils ressentent. Mais l’expérience est un atout indispensable : le duc de Nemours n’a pas ou peu de mal à cacher ses sentiments, tandis que c’est très difficile pour Mme de Clèves, elle qui n’a ni l’habitude, ni reçu l’éducation nécessaire.
     Le destin fait son apparition avant même la souffrance : le mariage. Bien que M. de Clèves soit amoureux de Mlle de Chartres, ce n’est pas réciproque. Le mariage lie les époux à certains devoirs dont la fidélité. De même, le divorce apporte le déshonneur et n’est dès lors pas une option. Cette situation laisse déjà présager un risque sentimental. Ne sachant pas ce qu’est l’amour (car ne l’ayant jamais connu) mais acceptant de se marier, le lecteur peut d’avance se douter que la jeune femme sera sentimentalement affectée par un ou plusieurs éléments. C’est ce qui se produit avec M. de Nemours. L’ironie du sort les conduit à se rencontrer trop tard. Et l’annonce de problèmes peut être interprétée très tôt, lorsque le roi et les reines « trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître » (extrait 2b). D’emblée on a un signe qui les rapproche, comme si ils étaient destinés à bien aller ensemble, comme si le fait qu’ils soient ensemble convenait parfaitement, correspondait à ce qu’on attend du monde. Le destin tragique est en marche et ne fait que s’accentuer au fur et à mesure des rencontres entre les deux amants. L’amour apporte la mort et l’isolement, les sentiments ne correspondent pas au modèle de la société, ils sont inadaptés et provoquent des conflits.
     Le bonheur vecteur de malheur
Le lecteur d’aujourd’hui se posera une question simple et logique : pourquoi s’opposer à cet amour, alors qu’il serait « simple » de se séparer de son mari et ainsi avoir une vie heureuse avec celui qu’elle aime ?
L’héroïne est un personnage exceptionnel, un modèle de vertu doté d’une morale infaillible. Elle a un respect inaliénable pour les valeurs que lui a inculquées sa mère. C’est ce respect des valeurs qui dicte sa conduite et lui offre une satisfaction, et donc un bonheur. Or, dès lors que les sentiments passionnels parasitent son existence, on assiste à deux univers du bonheur en totale opposition :
   • Un bonheur généré par le respect de ses valeurs, sa vertu, qui lui interdisent de quitter son mari qu’elle n’aime pas d’amour mais pour qui elle a un profond respect et qu’elle apprécie.
   • Un bonheur possible qui serait de vivre son amour, et donc d’être avec M. de Nemours. Or cette éventualité est en totale opposition avec la vertu de Mme de Clèves (et le devoir qu’elle a). En acceptant ce bonheur, elle vivrait dans le malheur d’avoir trahi son éducation, ses convictions, et ne pourrait donc être heureuse.
On assiste à un cercle vicieux où la seule solution trouvée par la princesse est l’isolement, uniquement pour être séparée d’un seul individu : M. de Nemours.

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